Lettre adressée par Laurence Blondel la Rougery[1] à sa sœur Léontine de la Roche[2] qui se trouvait à Paris
Saint-Pierre 3 mai 1902
Ma chère Léontine
Grand émoi général, nous
sommes sous la cendre depuis cette nuit, les détonations qui ont commencé
sourdement d’abord s’accentuent depuis minuit. Le volcan fume de plus en plus,
on dirait d’un immense incendie, quelques-uns même ont vu les flammes. Cette
nuit le spectacle était …. Je regrette de n’en avoir pas joui. Ce n’est que ce
matin à 4 h ½ que, attirée par l’odeur du soufre, je me suis approchée de la
fenêtre malgré l’obscurité, je me suis rendu compte que la cendre avait tout
envahi, l’intérieur des appartements, les draps de lit même en étaient
couverts. Les habitants des hauteurs ont une frousse terrible fuient( ?) avec un entrain admirable.
Il paraît que cette nuit les Préchotins ( ?) sont venus en grand nombre
demander asile à l’église du Fort. Le lycée et le collège ont donné congé ce
matin, il … que de nombreux parents ont fait réclamer leurs enfants . Toutes
les familles qui étaient à la campagne regagnent la ville pêle-mêle. La ville
est d’une tristesse sans égal, revêtue ainsi de cet immense manteau gris, tout
est uniforme, les rues, nos maisons, les arbres, tout est presque blanc, cela
doit être ainsi pendant l’hiver. Les chevaux, voitures, nos vêtements, tout est
poudré… Si cela augmente encore, nous ne pourrons peut-être plus respirer. Il y
a deux jours, nous avons eu trois secousses de tremblement de terre dans la
même après-midi, mais très faiblement, ces secousses n’ont pas été ressenties
par beaucoup. Si cela se renouvelait, je crois que la panique serait terrible.
Louis rentre à l’instant et nous dit que cette cendre gagne partout,
Fort-de-France en est couverte aussi. Le service du tramway ne peut plus se
faire au Fonds Coré, la cendre étouffe les voyageurs. Les habitants du Prêcheur
continuent à fuir, les enfants étouffent. Louis[3]
va chez Joseph[4] s’informer
de Saint-Clair[5] et de sa
famille, je te donnerai des nouvelles au fur et à mesure. Le courrier ne
partira que ce soir. Le gouverneur vient d’arriver avec son aide de camp.
Saint-Clair a laissé la
Grand’Case ce matin, à regret. Il est très préoccupé de ses animaux qu’il a dû
laisser en liberté, n’ayant personne pour s’en occuper ni pour leur faire des
herbes. Charlot est resté à la Rivière-Blanche[6].
Raoul et Amélie[7] n’étaient
pas encore en ville. Ils ne peuvent pas tarder à fuir aussi, on dit que le
quartier n’est pas habitable. On parle déjà de mortalité, mais il faut tenir
compte de l’exagération et de la peur surtout qui grossit tout. Je suis d’un
calme qui m’étonne, j’attends tranquillement les évènements, ennuyée seulement
par cette poussière qui pénètre partout quoique tout soit fermé. Bien des gens
sont affolés, autour de nous, on est assez calme, Maman[8]
pas inquiète du tout. Edith[9]
seule se préoccupe jusqu’à présent. Si la mort nous attend, nous filerons tous
en nombreuse compagnie, sera-ce par le feu ou par l’asphyxie ? il en sera
ce que Dieu voudra. Vous aurez notre dernière pensée.
Passons maintenant à un
autre sujet. C’est ce matin que Robert[10]
a fait sa 1ère Communion. Le Curé lui a fait une petite cérémonie
spéciale à l’autel de la Vierge. Tous ses petits camarades ont communié avec
lui et ont chanté des cantiques tout au long de la messe. Après, le Curé lui a
fait faire sa consécration à la Sainte-Vierge et la rénovation des vœux du
baptême. De nombreux amis assistaient à la cérémonie qui a été vraiment
touchante. Après la messe, camarades et parents se sont réunis chez Samuel pour
prendre le chocolat. Ces dames étaient toutes plus ou moins fatiguées,
réveillées depuis 1 h du matin par les détonations, elles étaent très
préoccupées et craignaient qu’un événement quelconque vînt mettre obstacle
encore à la 1ère communion de Robert. Enfin tout s’est bien passé
fort heureusement.
Il y a encore des changements dans les habitants de la rue Toraille[11]. Les Berté ont laissé pour aller loger au-dessus de la pharmacie qui a changé d’immeuble aussi, ils ont pris le magasin Dolivet qui s’est transporté dans l’ancien magasin Reynard, celui-ci s’est agrandi considérablement en prenant le magasin Gérard et les deux voisins. En l’absence d’Amélie, ils vont joindre les enfants au Pont Militaire. La position du père a été diminuée des 2/3 depuis le mariage de Cécile. C’est une amabilité de M. Berté qui veut s’en débarrasser. Ce sont les époux Louis Hayot et Me Préville qui les remplacent, ils emménagent déjà. Ils ont lâché « Plaisance » (depuis la mort d’Alexis P) malgré leur bail et ne veulent plus y retourner.
Les du Chaxel[12]
se disposent à partir le 11 de ce mois mais ils ont consenti à se charger de la
pendule et des couteaux, je ferai emballer le tout aussi soigneusement que
possible. Je leur ai déjà envoyé le chemin de table que je suis heureuse de
pouvoir envoyer à Clémentine[13],
ce n’est pas trop tôt. C’est Gabrielle[14]
qui l’a achevé, j’étais si occupée tous ces temps-ci que je n’ai pu y mettre un
point. Gabrielle a bien mordu au travail depuis quelques temps. Ces ouvrages de
fantaisie surtout lui plaisent beaucoup et elle ne s’en acquitte pas trop mal.
Elle a beaucoup gagné depuis quelques temps et à tous les points de vue. Je
regrette bien pour elle le départ des du Chaxel car elle n’aime pas du tout
sortir, c’est là seulement qu’elle va volontiers.
Edith est encore avec
nous, elle compte pour Bassigny ( ?) dans quelques jours, tu sais que le
séjour de la ville ne lui va pas beaucoup. Cependant, elle semble s’y plaire
bien mieux cette fois. Louis n’a pris encore aucune décision[15].
J’ai fréquemment des
nouvelles de Joby et de René[16]
tous ces temps-ci, leur fillette a beaucoup souffert du ventre, ne sachant plus
que faire ils m’ont fait consulter Joseph[17].
Pauvre Casimir, quelle confiance il inspire ! Enfin la fillette va mieux.
Joby qui a eu des gerçures avait pris une nourrice pour quelques jours, elle a
dû reprendre sa fille. Les dernières nouvelles étaient meilleures. Je ne crois
pas que Sainte-Marie ait reçu aussi de la cendre, la Basse-Pointe n’a rien eu.
Le Lamentin et même le Marin et Sainte-Anne en ont été couverts, cela tient
sans doute à la direction des vents. J’ai quelqu’un qui parle près de moi
depuis plus d’un quart d’heure, je ne sais plus ce que j’écris, je suis
interrompue à tout instant.
Je m’arrête et me hâte
pour profiter d’une occasion qui se présente pour la poste. Nous vous envoyons
à tous force baisers à partager. Caresses particulières au petit Louis[18].
Donne de nos nouvelles à Robert[19],
dis-lui que nous sommes encore de ce monde, cela ne sera peut-être plus exact
quand ma lettre t’arrivera. Maurice[20]
leur a écrit hier, je ne sais s’il aura ajouté un mot aujourd’hui. Encore un
bon baiser qui ne sera peut-être pas le dernier.
Toujours à toi
Laurence
[1] Dernière née des 8 enfants de Louis Blondel la Rougery (1815-1900) et Elina Faure. Née le 11/8/1862. Célibataire. Victime de l’éruption.
[2] Léontine
Blondel la Rougery, deuxième enfant du couple, née le 18/7/1847 à Saint-Pierre,
veuve de Gustave de la Roche (1830-1880). Elle se trouvait alors à Paris auprès
de sa fille Clémentine de la Roche, épouse de Roland Pichevin qui attendait un
second enfant.
[3] Louis Blondel la Rougery, époux d’Edith de Gage et frère de Laurence et Léontine.
[4] Joseph
Marry, frère de Raoul, demi-frère de Saint-Clair Dujon. Tous trois, cousins
éloignés et amis des familles Bondel la Rougery et la Roche échappèrent à
l’éruption.
[5] Saint-Clair
Dujon (1844-1910) exploite, avec l’aide de son fils aîné Charlot (car,
souffrant du diabète, il est devenu aveugle), la « Rivière Blanche »
et la « Grand’Case ».
[6] Charlot
Dujon (° 1876) fils de Saint-Clair et de sa première épouse, Juanita Huc. La
famille Dujon échappe de justesse à l’éruption, qui détruit la Rivière Blanche
et ravage la Grand’Case.
[7] Raoul Marry et son épouse Amélie Albert
[8] Elina
Faure, 81 ans, veuve de Louis Blondel la Rougery. Victime de l’éruption.
[9] Edith
de Gage, belle-sœur de Léontine
[10] Sans doute un des enfants de Maurice et Marie Blondel la Rougery ?
[11] C’est là que se trouvait la maison de la famille Blondel la Rougery. Après l’éruption, on n’y retrouva qu’une montre, arrêtée à 8 h 05, et un canif.
[12] Edme
du Chaxel, son épouse Marie Robillard et une de leurs filles Marie (née en
1881) ne purent quitter Saint-Pierre et furent victimes de l’éruption
[13] Clémentine
de la Roche, fille de Léontine et donc nièce de Laurence Blondel la Rougery
[14] Fille de Maurice et Marie Blondel la Rougery ?
[15] Ils
décidèrent sans doute de quitter Saint-Pierre dans les jours suivants car ils
survécurent.
[16] René
de la Roche, (fils aîné de Gustave et de Léontine Blondel la Rougery, frère de
Clémentine) et Joby Prévoteau du Clary habitaient alors à Sainte-Marie où leur
fille était née le 4 avril.
[17] Probablement
Joseph Marry, médecin, frère de Raoul et Louis
[18] Louis
Pichevin, alors âgé de 9 mois, fils de Clémentine de la Roche et Roland
Pichevin
[19] Robert
Blondel la Rougery, autre frère de Laurence ; il était alors en métropole
[20] Maurice
Blondel la Rougery, à la fois beau-frère et cousin germain de Laurence (mari de
Marie Blondel la Rougery, sœur de Laurence). Ils disparurent dans la
catastrophe, ainsi que 6 de leurs 7 enfants.
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Révision 21/03/2002