Extrait de "Généalogie et Histoire de la Caraïbe" numéro 41, septembre 1992 Page 634
Reproduction interdite

Lettres de la Martinique en 1902


France Tardon-Apprill

J'ai pensé que les lettres qui suivent, dont j'ai eu connaissance récemment, pourraient intéresser certains d'entre vous. Après la demande de secours adressée par mon grand-oncle Joseph WADDY, alors en métropole, pour sa famille de Martinique (son père et une grande partie de sa parents était décédés à Saint-Pierre, dans la catastrophe du 8 mai 1902, viennent les lettres de sa mère Félicie WADDY et de son beau-frère, le docteur Jean Etienne Gabriel SAINT-MAURICE, lequel fit partie de la mission qui s'occupa des 30.000 victimes et quitta ensuite la Martinique pour s'installer à Bruyère sur Laon dans l'Aisne.

Sur un autre document, j'ai lu qu'une arrière-grand-tante, Ezila, veuve d'Emile WADDY (conservateur des hypothèques de Rochefort en 1900, décédé en 1901), avait pu quitter Saint-Pierre à 6h 1/2 le matin du 8 mai 1902, échappant ainsi à la mort; sans doute a-t-elle été une des dernières rescapées.

Pour situer les personnes citées, voici la généalogie simplifiée (en gras, les signataires des lettres, :

 
 I Félicie x Henry WADDY (+ St-Pierre 8 5 1902)
II 1 Joseph WADDY
   2 Renée WADDY x Jean Etienne Gabriel SAINT-MAURICE
   3 Berthe WADDY ax Léon BELLEVUE bx A. TARDON
   4 Lise WADDY

Nogent-sur-Marne le 14 juin 1902

A Monsieur le Président de la Commission d'Assistance Monsieur le Président,

J'ai l'honneur de m'adresser à vous, dans la triste situation oü je suis, certain que mon appel ne sera pas vain. Voici ce dont il s'agit :

Parti de la Martinique le 3 mai dernier, dans une pluie de cendres, après avoir vu fuir les miens jusqu'à Fort-de-France, je suis arrivé à Bordeaux le 17 du même mois.

Là, j'ai appris le nouvelle de la catastrophe de Saint-Pierre et, peu après, la mort de mon père : WADDY (Henry), chef du service de l'artillerie en la ville sinistrée, alors en mission avec son lieutenant-colonel, Monsieur GERBAULT.

Il laisse une veuve, ma mère, et deux filles mineures. Les survivants de ma famille sont à Fort-de-France, dans un état désespéré.

Je vous prierai, Monsieur le Président, de bien vouloir faire votre possible, en écrivant à Monsieur le Gouverneur de la Martinique, pour qu'il leur soit accordé un passage gratuit pour rentrer en France.

Vous seconderez en cela M. le Commandant d'artillerie GAUTHIER, qui fait tout son possible pour y parvenir.

Ma famille se compose de ma mère et deux filles mineures, mon beau-frère, le docteur SAINT-MAURICE, et sa femme, ma tante, Mademoiselle GRANDSOL (1), et deux cousin et cousine, M. Léon et Mlle Charlotte BELLEVUE.

Ci-joint deux lettres des miens qui pourront vous donner une idée de la situation.


(1) en fait GRANDSAULL


Nogent-sur-Marne le 2 juillet 1902

A Monsieur le Président de la Commission exécutive d'assistance et de secours aux sinistrés de la Martinique

Monsieur le Président,

J'ai l'honneur de prier votre commission de bien vouloir prendre en considération le sort réservé à ma pauvre mère, Madame Vve WADDY (Henry), ainsi qu'à ses deux filles, dont la plus âgée n'a pas quinze ans.

Forcée de laisser Saint-Pierre le 3 mai, jour de mon départ, à sept heures du soir, pour se mettre à l'abri de la tempête de cendres qui s'abattait sur la ville infortunée, ma famille se réfugia chez des amis à Fort-de-France.

Mon père, Louis Henry Bertin WADDY, garde de l'artillerie de 1ère classe, chef de service de l'artillerie à Saint-Pierre, fut contraint de retourner à son poste.

Déjà, lors de l'éruption du 5 mai qui détruisit l'usine Guérin, en compagnie de son lieutenant-colonel et de Madame GERBAULT, il faillit périr. L'effroi de cette dernière servit seul à retarder, de trois jours, leur trépas.

Ils rentrèrent ensemble à Fort-de-France. Le 6 au soir, mon père reçut l'ordre de regagner son poste, ce qu'il fit le 7 au matin.

Ce même jour, il lui fut demandé un rapport, d'urgence, pour deux heures, sur la situation de Saint-Pierre.

Après avoir rempli cette obligation, l'infortuné, qui prévoyait un désastre, fut invité à se tenir prêt à conduire, le lendemain matin, son lieutenant-colonel aux abords de la montagne, afin d'étudier le phénomène. Sans cet ordre néfaste, mon père se fût sauvé car, sentant la situation très menaçante, il envoya, dans la soirée du 7, un valet conduire plusieurs chevaux à Fort-de-France. Cet homme a été sauvé.

Le 8 mai étant un jour férié, mon père n'avait rien à faire à Saint-Pierre.

Restée seule, avec deux fillettes, ma mère eut toutes les peines du monde avant d'obtenir un secours à Fort-de-France. Je dois cependant dire, à la louange de ce dernier, que Monsieur le Commandant d'artillerie GAUTIER s'est très sérieusemeent occupé d'elle et a fini par lui obtenir, ainsi qu'à ses filles, une réquisition de passage et un secours total de 300 francs...

(...) (passage pour elle et ses filles le 11 juin 1902, sur "le Versailles"; sont arrivées à Paris le 24 juin.)

Joseph WADDY

                         * * * *

Fort-de-France, le 21 mai 1902

Mon cher Joseph

Nous sommes tous en bonne santé, à part Berthe qui a toujours sa fièvre. Tu as reçu toutes nos lettres et tu connais notre malheur. Hier à 5h 1/2, le phénomène du 8 mai s'est reproduit, avec plus d'intensité, mettant encore le feu jusqu'à la petite anse du Carbet et envoyant jusqu'au sud de l'île du sable, de la boue et des petits cailloux. En somme, nous avons été quittes pour une forte émotion. Trois à quatre mille personnes ont déjà quitté la colonie. Et, comme nous ne savons pas au juste où veut en venir ce volcan, nous pensions partir hier pour la Guadeloupe quand le commandant GAUTHIER a fait espérer à ta mère qu'il obtiendrait pour nous tous une réquisition de passage pour France. Il se peut donc que, le 1er juin, nous quittions la Martinique et que nous allions te rencontrer. Nous espérons, avec la vente des deux propriétés ou, au moins, des hypothèques, ce que nous avons et ce que nous obtiendrons comme secours, avoir deux ou trois mille francs (...).

Que te dirai-je encore, mon cher Joseph ? Te parlerai-je encore du volcan ? Dès le 11, j'ai accompagné chaque jour une mission chargée d'incinérer les victimes. La mission a accompli son dernier voyage avant-hier. Tous les jours, j'ai assisté à une ou plusieurs coulées de lave s'effectuant vers Ste-Philomène et vers St-Pierre. Mais hier, au moment de partir, de quitter Fort-de-France, le ciel s'est obscurci et de gros nuages noirs et blancs, bordés de feu, ont couvert l'île, jetant l'effroi et des pierres. La panique s'est répandue dans Fort-de-France et, jusqu'à présent, il y a des départs.

Qu'adviendra-t-il de nous ? Nul ne le sait. Nous supposons que rien ne nous arrivera que d'avoir quelques fois des émotions comme celle d'hier mais nous pensons -c'est mon avis- que la Martinique est finie et qu'avant cinquante ans elle ne retrouvera plus sa prospérité. Voilà pourquoi nous essayons de nous en aller, et aux frais de la colonie, puique nous sommes sans le sou.

Je te laisse, mon cher Joseph. Nous t'embrassons et vivons de l'espoir qu'avant un mois nous serons avec toi.

Gabriel St-Maurice

                         * * * *

22 mai

Depuis hier, une petite modification s'est produite dans nos plans. Je partirai seul avec Renée, probablement le 11 juin, et, quitte à venir plus tard, ta mère reste à cause du mariage de Berthe. Si je persiste, c'est que je n'entrevois pour moi aucun avenir à la Martinique : la situation économique, déjà critique avant le 8 mai, ne peut que s'aggraver. Les subventions diminueront et la clientèle paiera plus mal encore qu'auparavant. Il est donc inutile que je tergiverse pour en arriver plus tard à être obligé de quitter la colonie : ce serait reculer pour mieux sauter.

A bientôt donc, mon cher Joseph, et reçois nos baisers affectueux.

St-Maurice

                         * * * *

Fort-de-France, le 22 mai 1902, Pont-de-Chaînes

Cher Jo,

Comme St-Maurice te l'a dit dans sa lettre, nous étions décidés à faire notre possible pour partir pour France, puisque M. le commandant GAUTHIER est en train de s'occuper à nous faire accorder un passage, mais, ne trouvant pas à vendre ni à hypothéquer aucune propriété et les secours me paraissant très difficiles à venir, je suis obligée de ne plus y penser.

Léon BELLEVUE a perdu tout ce qu'il avait à la Banque, chez RIFFAUD, et aussi toutes ses propriétés de St-Pierre, il se trouve ruiné. Il tient toujours et quand même à se marier avec Berthe; je suis forcée d'attendre (s'il plaît à Dieu et si le volcan ne nous achève pas avant cette époque, le mois de septembre pour faire ce mariage. Jusqu'à présent, nous sommes en bonne santé mais, comme tu dois le penser, mon coeur est loin de l'être. Berthe seule a toujours sa fièvre. Je pense continuellement à toi et désire te presser sur mon coeur un jour.

Ne te décourage pas, le coup qui nous frappe est dur, mais Dieu ne nous abandonnera pas. Je ne te parle pas du volcan, il est extraordinaire et ne cesse de nous donner des frayeurs consécutives. Tout le monde a déserté et déserte constamment Fort-de-France, la panique est générale, toute la population est affolée, c'est sinistre. J'espère en la miséricorde de Dieu, s'il veut que nous mourrions, que sa sainte volonté soit faite, que son saint nom soit béni.

Ecris-moi longuement, cher enfant, cela te soulagera et m'encouragera. Nous sommes chez Isabelle et j'attends quelques secours pour régler ma situation. Mimi, Henri et Marguerite, trois enfants d'Isabelle, sont malades.

Monsieur le commandant GAUTHIER m'a promis de faire tout ce qui dépend de lui pour me faire donner une pension. Il est très gentil pour moi, je compte sur lui. Il m'a dit qu'il aimait beaucoup mon malheureux Henry. Je ne veux pas parler de lui, plus tard nous nous entretiendrons ensemble de celui que nous avons perdu.

Travaille courageusement, cher Jo, sois fort dans le malheur, ta mère prie continuellemnt pour toi.

St-Maurice te dit dans sa lettre de dire à Adrien NINET que ses parents sont morts à St-Pierre. Explique-lui bien que c'est Georges NINET, sa femme et leur enfant, le docteur Joseph BARDUY, mari d'Alice NINET, et Benoît HENARD, sa femme et leurs enfants qui sont morts, les autres se sont sauvés, n'étant pas à St-Pierre. J'ai appris avec plaisir que M. PRÊTRE, sa femme et leur enfant, avec trois soeurs à Mme PRÊTRE se sont sauvés, ils n'étaient pas à St-Pierre; enfin, il n'y a que 5 professeurs du Lycée qui se soient sauvés : Mrs PRÊTRE, FABRE, ah ! voilà que je ne me rappelle plus le nom des 3 autres. A ma prochaine lettre, s'il plaît à Dieu, je te les dirai. De toute la famille de Henri Maurice, il ne reste que lui, son frère Raphaël, sa mère et sa tante Carmélite LALUNG; tous les autres sont morts, ils étaient à St-Pierre. Enfin, cher Jo, je n'en finirais pas (...)

Le capitaine RAOUL, celui dont tu me parlais dans ta lettre, est mort le 8 mai. Il était en rade de St-Pierre et son bateau a brûlé.

a toi

Félicie WADDY

Léon, Charlotte et Camille te font amitié. Louis PERCIN, le seul survivant de sa famille, a écrit au Grand Orient pour demander un secours pour les veuves et les orphelins des frères morts et il a dit que je suis femme et mère de maçons. Il a aussi fait voter à la commission coloniale un secours de 15.000 francs pour les veuves des fonctionnaires sinistrés. Enfin, j'attends : peut-être me donnera-t-on quelque chose.

A toi et mille baisers

Félicie Waddy




Voir un autre document
Retour à la page d'accueil
Révision 21/03/2002